Les cloches de la terre

d'Alain Corbin

J'avais déjà beaucoup aimé l'Histoire du Silence de cet historien, sociologue et philosophe mais cette histoire des sonneries de cloche en france, par le petit bout de la lorgnette, se révèle passionnante et se lit comme un roman .

La cloche définit le monde et organise son espace spatial et culturel . Elle traduit aussi bien les joies que les drames . Entre les maires,les curés et d'autres s'engagent de véritables luttes pour maîtriser leur pouvoir. Elles traduisent les inégalités entre les sexes et les classes sociales de la naissance à la mort.

Les sonneries rurales du XIXe siècle, devenues bruit d’un autre temps, étaient écoutées, appréciées selon un système d’affects aujourd’hui disparu. Elles témoignaient d’un autre rapport au monde et au sacré, d’une autre manière de s’inscrire dans le temps et dans l’espace, et aussi de les éprouver. La lecture de l’environnement sonore entrait alors dans les procédures de construction des identités, individuelles et communautaires. La sonnerie des cloches constituait un langage, fondait un système de communication qui s’est peu à peu désorganisé. Elle rythmait des modes oubliés de relations entre les individus, entre les vivants et les morts. Elle autorisait des formes, aujourd’hui effacées, d’expression de la liesse et du plaisir d’être ensemble.
Les affaires de cloches, si nombreuses en ce temps, révèlent un mode, disparu lui aussi, d’attachement aux objets symboliques. Elles exposent le jeu de passions devenues incompréhensibles. Maîtriser la voix de l’autorité, irradiant du centre du territoire, constituait une forme de domination ardemment convoitée, mais qui semble aujourd’hui dérisoire. La détention de ce privilège, riche d’enjeux, ordonnait nombre de conflits au sein de la localité.
Cet objet d’étude suggère deux autres visées. Il offre l’occasion de s’interroger sur les racines de la cécité de l’histoire, sur les procédures de mise à l’écart, de constitution de ces masses dormantes, de ces continents obscurs enfouis dans les dépôts d’archives. « Nous sommes, aujourd’hui, face à un énorme stock de traces, sans les comprendre et sans les habiter », remarque Pierre Nora. Cela est particulièrement vrai en matière d’histoire campanaire – la quasi-disparition de l’usage de cet adjectif, qui appartenait naguère au langage courant, est en elle-même révélatrice. L’essentiel n’est pas ici de lutter contre la perte, contre l’effacement. Il est raisonnable de penser que les documents existent qui permettent d’étudier environ dix mille affaires de cloches dans la France du XIXe siècle. Nonobstant le dédain affiché, l’usage des sonneries est alors pris très au sérieux par les administrateurs. Il est l’objet d’une surveillance attentive. Il constitue l’une des cibles de la visée globale de réglementation, si caractéristique de ce temps.